Le Japon est aujourd’hui largement considéré comme le pays du paradoxe, le pays de la tradition et de la modernité de par différents aspects. Riche de cultures toutes plus différentes les unes des autres, à la fois traditionnelles et contemporaines, le Japon a su faire de ces dernières une véritable force et un atout largement utilisé à l’international, lui conférant, dès lors, une image de marque atypique, authentique et attractive, séduisant toutes les tranches d’âges. Parmi ces dernières, se trouve celle qui nous intéresse tout particulièrement ici : la culture du couteau.
Les couteaux japonais constituent un pan historique et un héritage culturel important du Japon. En effet, au-delà d’être un objet du quotidien servant dans les tâches relatives à la cuisine, le couteau est une culture en soi mondialement reconnue et largement développée, ainsi qu’un art de vivre qui se transmet et évolue, tout en gardant un certain canevas, de génération en génération. La confection des couteaux a effectivement, au fil du temps, muté sans pour autant être compromise dans une complète déstructuration. Peut-être est-ce dans cette dualité vivace que réside la véritable beauté de ce travail d'artisanat si particulier ? En tout cas, il semblerait que ce subtil équilibre soit permis grâce à l’acquisition de savoir-faire transmis et réactualisés de maîtres à apprentis à travers tout l’archipel. Ainsi, on remarque que chaque forge possède sa propre marque de fabrique et son originalité, ce depuis de nombreuses années. Nous reviendrons sur ce point dans un autre article.
Ceci étant dit, revenons un peu en arrière. L’art de la coutellerie n’est pas sorti de terre ex nihilo. Il s’installe dans le prolongement ancestral de la fabrication des katanas (sabres japonais). Entre 1185 et 1600, autrement considérée comme la période féodale, le Japon est, durant plusieurs centaines d’années, traversé par d’importantes périodes guerrières intérieures voyant s’opposer différents daimyôs (seigneurs). Lors de ces quêtes de pouvoir, les samouraïs (guerriers) sont réquisitionnés en premier lieu pour mener les batailles sur le front. Afin de permettre un ravitaillement constant, il est également demandé aux maîtres sabreurs de participer à l’effort de guerre, à l’arrière, par la production massive d’armes. C’est notamment à l’époque Sengoku (1477-1573) que les combats s’intensifient et deviennent quasi permanents de part et d’autre de l’archipel. Dans la volonté d’écraser l’ennemi et d’obtenir le triomphe, chaque camp s’en remet à la force de ses combattants, mais aussi à la qualité des armes dont ces derniers disposent. C’est donc à cette époque que des villes emblématiques de la coutellerie japonaise comme Sakai (préfecture d’Ôsaka) ou Seki (préfecture de Gifu), actuelles forges de renom, se voient devenir des lieux stratégiques en termes de tactiques militaires. Les artisans forgerons sont, chacun leur tour, mobilisés pour concevoir des armes ultra performantes, lacérantes et résistantes aux chocs, dans le but de permettre la victoire. En conséquence, de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques de forge sont utilisées par les faiseurs d’épées durant toute cette époque de luttes intestines. La fabrication de katanas connait ainsi une véritable évolution.
En 1600, une nouvelle ère voit le jour. La période guerrière prend fin avec l’arrivée du shôgun (empereur dirigeant) Tokugawa Ieyasu, faisant place à une société plus stable et globalement pacifiée. Dans cette situation, les forgerons ne sont plus activement conviés à fabriquer des armes en vue de ravitailler les forces guerrières. C’est donc progressivement que ces derniers se tournent vers la fabrication d’objets davantage accessibles à tous. Le couteau apparaît alors comme une évidence. Ils parviennent ainsi à décliner ce dernier sous des formes et des matériaux différents en adéquation à plusieurs usages. Il faudra cependant attendre la Restauration de Meiji (1868 ; moment de renversement du shogunat Tokugawa et de l’ouverture du Japon sur le reste du monde) pour que la culture du couteau prenne pleinement son essor et gagne l’ensemble des confréries de forgerons. L’artisanat du couteau se développe ainsi largement à partir de 1868 pour se parfaire progressivement au fil du temps, tel que c’est encore le cas aujourd’hui. Toutefois, il est important de préciser qu'en parallèle de leur modernisation, les techniques de forge perfectionnées à l'époque des guerres féodales ont su être conservées à l’identique dans la plupart des forges japonaises, donnant, de facto, une valeur inestimable aux produits finalisés.
Aujourd’hui, le couteau japonais est internationalement reconnu pour son authenticité esthétique (manche en bois, forme de la lame, aspect visuel de la lame et signature du forgeron) et sa capacité à trancher. En effet, au-delà de ses différentes formes, spécifiques à certains usages, sa particularité réside dans le métal de la lame contenant majoritairement une haute teneur en carbone. C’est principalement sur ce point qu’il est possible de se baser pour différencier le couteau japonais des autres couteaux, européens notamment. C’est ce fort pourcentage en carbone, contenu dans l’acier du couteau, qui donne lieu à son tranchant et sa dureté unique. Ce résultat est notamment obtenu grâce à un travail d’artisanat d’une grande finesse, d’une patience et de prouesses techniques équivalentes. L’acier japonais, issu d’un alliage de différents métaux, par sa forte densité en carbone a tendance, dans certains cas, à s’oxyder plus facilement que des couteaux dont l’acier contient un pourcentage de chrome, de vanadium, de nickel, de molybdène ou encore de tungstène suffisamment important pour contrebalancer le taux de carbone (ce qui est en grande partie le cas des couteaux occidentaux). Ces métaux ont pour principales caractéristiques d'annihiler la possible oxydation de la lame et de la rendre plus souple. Le fil, pour ainsi dire, des couteaux japonais, faible de ces composants, s’émousse alors davantage au contact de l'humidité et à force d'utilisation. Les lames fabriquées à partir d'aciers traditionnels requièrent donc un affûtage régulier. On le remarque particulièrement avec des couteaux forgés dans des aciers traditionnels comme l’Aogami ou le Shirogami. Aussi, le caractère extrêmement incisif du couteau japonais va de pair avec sa disposition à la fragilité, la lame étant plus dure et moins résistante aux surfaces rudes. Un entretien soigneux et une utilisation exclusivement dirigée vers les chairs (viandes, poissons, fruits et légumes) est, de ce fait, requis pour permettre une plus grande longévité au couteau. Néanmoins, pour remédier à cet état de fait, sans nécessairement réduire en conséquence les capacités de tranchant, les forgerons ont su créer des compositions de métaux conservant le côté ultra acéré de la lame (en général situé dans le cœur du couteau), tout en la protégeant de la corrosion par un revêtement inoxydable plus doux (les couches latérales du couteau). On peut citer comme aciers alliant ces deux principales propriétés le VG-1, le VG-5, le VG-10 (acier majoritaire dans la coutellerie japonaise actuelle), l'AUS-8, l'AUS-10 ou encore l’acier Ginsan, largement utilisés de nos jours par les maîtres artisans. Les aciers poudre (ou frittés), issus des toutes dernières technologies, tels que le SG2, le SPG2, le ZDP, le R2, le SLD ou bien le Chromax, contenant plus de carbone que ceux cités précédemment, sont aussi d'excellentes alternatives.
Il faut toutefois garder en tête que chacune de ces lames est susceptible de se détériorer avec le temps, quel que soit son alliage, si l’utilisateur n’en prend pas soin.
Image : Kawanakajima no kassen, Utagawa Yoshikazu (1857)
Jade Shimizu